Sur les ailes du chant, ou quand la nature inspire la musique des hommes
Nous ne serions pas aujourd’hui ce que nous sommes, si dans un lointain passé, le cerveau des premiers hominidés et des lignées qui suivirent, n’avait pas baigné dans le bouillon de culture sonore environnementale qui était le leur.
Tel est notre postulat récurrent, notre base de travail primordiale ; pourtant il semblerait que « du haut de sa splendeur », l’homme moderne, connecté des pieds à la tête, ait oublié qu’avant d’être un homme, il fut et demeure, zoologiquement, un animal que les autres bêtes n’ont pas à envier ni intellectuellement ni même en conscience morale.
Par chance, et surtout grâce à une mémoire ancestrale profondément ancrée au plus intime de nous-mêmes, nous gardons un lien indéfectible avec nos origines et notre fondement commun ; en tout cas, même bardés d’oripeaux technologiques, nous pouvons renouer avec ce lien, grâce à nos sens et à notre curiosité à s’émerveiller.
Deux moyens, dans le meilleur des cas se recoupant parfois, nous permettent d’appréhender les mystères de la nature : l’art et la science. Ce sont, l’un et l’autre, les ailes de l’intelligence, sur fond de nécessité vitale, qui nous ouvrent lorsqu’elles se déploient en nous, les horizons infinis du Bien et du Beau, en nous octroyant, fût-ce fugacement, la possibilité de dépasser notre condition de mortel ; n’est-ce pas là, au fond, le rêve secret de l’alchimiste halluciné : conjurer l’aliénation du déterminisme biologique ?
Partout, des origines à nos jours, les civilisations traditionnelles et contemporaines ont loué les beautés de la nature. De nombreux génies des arts s’en inspirèrent pour créer d’intemporels chefs-d’œuvres : des sublimes fresques de la grotte Chauvet aux concerts d’oiseaux d’Utamaro, des volutes évaporées d’une flûte préhistorique en os de vautour à l’envoûtant solo de cor anglais du Cygne de Tuonela de Jean Sibelius, qu’il s’agisse des Contemplations de Victor Hugo ou des Nymphéas de Monet. Tous ces maîtres concoururent avec leur talent propre à rendre implicitement hommage à l’inépuisable expression de la nature ; car, c’est bien à l’aune de celle-ci que nous apprécions l’extrême imagination humaine. Le cœur de l’homme aussi bien que son esprit fertile sont faits du limon de la terre, autant que des poussières résiduelles du bigbang originel.
Parmi les musiques célébrant les éléments et qui nous touchent particulièrement, il y a les musiques orientales traditionnelles ou classiques, peut-être parce qu’elles ont réussi à recréer l’illusion du temps suspendu à un fil, ainsi que d’insaisissables rides liquides ; peut-être aussi parce elles ont ce pouvoir d’effacer toute mémoire dans l’ombre immatérielle du néant tel un galop de chevaux impatients disparaissant dans l’étendue steppique.
Hier, c’est-dire le 3 août dernier, en contrepoint du très beau festival de musique de Conques, nous participions à une initiation au chant diphonique prodiguée par un maître de cet art Amartuswhin Baasandorj. Aujourd’hui, rompant l’illusion d’un temps linéaire, les coups d’archet de cet admirable musicien-chanteur, barde de la république autonome russe de Touva, résonnent encore dans notre esprit comme une rafale tonitruante et libératrice, à moins qu’il s’agisse des sabots toniques d’une horde de mongols en fureur.
Ce jour-là, la vièle morin khuur littéralement à tête de cheval, supportant son incroyable chant harmonique a emporté toutes nos craintes, tandis que sa voix forte à l’image de la douceur de son âme nous a rasséréné ; mieux encore, elle a, momentanément, étanché notre soif de beauté, pansé les plaies de la vie et surtout, redonné espoir en l’Autre, en « une » Humanité réconciliée et sereine à l’instar de la 30ème variation Goldberg de Jean Sébastien Bach avant le retour en grâce de l’Aria rédemptrice. Dieu sait à quel point, collectivement nous en avons besoin !
Merci Amra, infiniment…
Mais qu’est-ce donc que cette diphonie où l’on entend deux sons chantés simultanément ?
Celui-ci s’appuie en grande partie sur l’émission d’un son obsédant -le bourdon- joué sur la corde la plus grave de l’instrument accompagnateur, généralement une vièle à archet. Quant à la mélodie, chantée, elle épouse le rythme des vers de poèmes narratifs ou celui de phonèmes, ces sons vocaliques sans signification particulière.
Le chant diphonique pratiqué par les peuples de l’Oural et de l’Altaïr, issu des techniques employées par les lamas tibétains, est appelé khöömi. Ce terme désigne littéralement le pharynx et indique que les sons produits viennent du fond de la gorge.
Ceux-ci doivent être émis fortement par un contrôle solide de la sangle abdominale. Le ventre, au niveau du centre de l’énergie ou plexus sacré, svadisthâna littéralement « siège du soi » en sanskrit, doit être, – insistait Amra-, « dur comme de la pierre » !
Le son guttural ainsi produit, émet une fondamentale, c’est-dire, un son potentiellement chargé de partiels d’harmoniques. Or, c’est grâce à un subtil mouvement des lèvres modelant les phonèmes, combiné à celui de la langue, placé vers le haut du voile du palais, que cette fondamentale fait alors apparaître un sifflement nasal, -harmonique- avec lequel le chanteur dessine les contours mélodiques du chant.
L’effet est saisissant et du début jusqu’à la fin, ne nous lâche pas ! Parce qu’en dépit des milliers de kms qui nous séparent des confins de la Sibérie et de la Mongolie, ce qui nous touche sans doute, au-delà des qualités artistiques intrinsèques de l’interprète et de son incroyable technique vocale, c’est cette mémoire « primordiale » qui resurgit à notre insu, ce fondement commun à n’importe quel peuple partout où il réside ; le chant khöömii tirerait ainsi son origine des sons profonds, innés, que produisent certains animaux, pendant le rut notamment, rappelant ainsi le lien étroit dans la relation que l’homme entretenait avec l’animal quand le premier devait sa subsistance au second.
Qui n’a pas été ébranlé un jour à l’écoute du stupéfiant brame du cerf, sursauté à l’aboiement rauque d’un chevreuil surpris par notre présence indiscrète, bouleversé par les de cris de contacts de grues cendrées dans leur migration au long cours ?
050120 vol de grues cendrées Vision de Villeneuve Arjuzanx –
N’est-il pas étonnant que les thèmes inspirant la poésie Touvain nous ramènent inexorablement à l’envoûtement du vent dans les grands pins, aux sortilèges du printemps ou aux divinités de la nature invoquées par la magie des chamans ; quand ce n’est pas tout simplement au compagnon de tous les jours, le cheval ?
110518 danse avec le vent dans les grands pins Le Puech Cantal –
A travers l’immensité de la toundra, il peut partir, sans crainte vers l’Au-delà de poussière, celui qui, chevauchant un Touva*, arrimé à sa crinière, effectue son dernier voyage « blowing in the wind ».
Dans son sillage, avant que tout souvenir ne s’efface, il nous semble entendre un ultime murmure disant « nous avons l’infini pour sphère et pour milieu, l’éternité pour l’âge ; et, notre amour, c’est Dieu**
* la race de poney éponyme du pays Touva
** derniers vers de Billet du matin (Quatorzième Contemplation de Victor Hugo)
Denis Wagenmann, 04/11/2021
chant diphonique Touva utilisant plusieurs techniques de chant par Amra Conques 030821 – Denis Wagenmann
Prolongements
La Mongolie , rêve d’un pays « sans » limites géographiques ou presque, a conquis moult voyageurs, écrivains, musiciens.
L’un d’eux, Bernard Fort, s’est rendu là-bas à plusieurs reprises pour enregistrer la nature et la musique mongole. Certaines de ses compositions électroacoustiques, témoignent de sa collaboration avec d’éminents artistes locaux.
Citons, entre autres réalisations, le très beau » Chant de la Terre du Ciel Bleu », ainsi que l’onirique Sonate pour Yatga.
Des extraits de ces deux œuvres peuvent être écoutés sur son site « la grive solitaire » :