Le Petit Peuple des Grandes herbes (suite)
– Deuxième chapitre –
Défilé de mode automnale : la tendance acridienne
L’audio-naturaliste, en toute saison, fait œuvre de tout son. Qu’il s’agisse des envolées lyriques des passereaux chanteurs, des suppliques amoureuses des grenouilles et crapauds, du remue-ménage incessant de la taupe, traçant sans faillir son réseau de galeries souterraines, ou des tumultes atmosphériques, -borborygmes d’orage ou bourrasque échevelée-, pour ne donner que quelques exemples « parlant ».
160822 orage, pies bavardes, grillon des bois, mésanges bleues, gobemouche noir Cantal 15h40 –
Aussi, un des aspects de l’activité du preneur de son dans la nature se situe à ras de terre, quand l’été venu jusqu’aux premiers frimas automnaux, celui-ci se penche à l’écoute des criquets et autres sauterelles à la dénomination évocatrice : le mot acridien venant du grec « akris », probablement en raison de la stridulation caractéristique de la petite bête sauteuse.
Là « à 4 pattes », ayant perdu de sa superbe dans la vaste prairie, il retrouve alors un peu de l’innocence du temps passé, quand enfant il s’amusait déjà à provoquer leur bond prodigieux, -le plus souvent ailes éployées-, tout en s’ébahissant de leur accoutrement burlesque à la mode cryptique.
Selon l’endroit où il vit, l’orthoptère choisit sa pélerine : une garde-robe variée aux multiples variations chromatiques permet, en effet, à bon nombre d’espèces de passer inaperçu. Le plus souvent, seul le déplacement trahit sa présence aux yeux des prédateurs, généralement les oiseaux qui en raffolent.
Leur force de propulsion phénoménale, allant de quelques dizaines de centimètres à plusieurs mètres, provient que les « esprits-des-prés » ont 3 paires de pattes, dont les postérieures particulièrement développées, et un appareillage de vol performant formé de deux paires d’ailes.
Pas étonnant, dans ces conditions supraterrestres, à ce que ces « sportifs chevronnés » s’envoient dans les airs en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, en nous plantant, du reste, littéralement bouche bée !
Au repos, la partie visible de chaque paire est le tegmen (tegmina au pluriel), souvent appelé élytre ; relativement plus coriace que l’aile de vol, il protège celle-ci en la recouvrant quasi parfaitement.
A l’envol, les tegmina se soulèvent plus ou moins bruyamment selon les espèces. Cela pourrait faire penser au son provenant d’un minuscule éventail que l’on déplierait subitement. Les deux voiles ainsi déferlées font alors office en quelque sorte d’ailettes, assurant l’improbable équilibre aérien.
Quant aux ailes de vol, parfois joliment colorées, comme chez les oedipodes par exemple, se déployant simultanément, elles emportent la bestiole dans une direction inattendue.
Mais, à l’instar de nos jouets bricolés d’enfant, l’aéronef acridien s’affale tout à coup quelque part entre deux touffes de graminées, ou plus rarement finit sa course en restant suspendu à l’un des fils ourdis d’une constellation d’araignée aux aguets.
Les tegmina ont la particularité d’être traversés par une nervure dite radiale, plus épaisse que les autres nervures, qui émet la stridulation quand, s’apprêtant à régler une affaire de coeur, le criquet se met à battre des pattes postérieures. En effet, les fémurs de ces dernières sont équipés, sur leurs côtés internes, d’un « peigne » (plectrum), sorte de râpe dotée de tubercules émoussés, qui vient frotter sur cette nervure.
L’aller et retour du battement effectué de haut en bas, produit alors une stridulation d’une durée variable, propre à chaque criquet chanteur, selon un mode opératoire dépendant du tempo, du rythme, de l’intensité du signal mais aussi probablement de la forme de l’organe stridulatoire.
Ainsi, quand plusieurs espèces cohabitent, par exemple dans le même pré de fauche, et se mélangent les unes aux autres, chacun de ses membres, mâle ou femelle, se reconnaît et communique grâce à ce chant qui les distingue de leurs voisins.
Une aubaine pour l’orthoptériste appliqué à les identifier…
Gardons à l’esprit, qu’un seul mot d’ordre, à deux facettes, gouverne l’intention majeure du mâle : « rivalité et séduction » !
Il n’y a qu’à voir avec quel sérieux, l’aède champêtre, trépignant, se dresse, – « fier comme Artaban », sur un brin d’herbe à quelques centimètres du sol, tout à l’écoute du parterre d’orchestre, avant qu’il n’entame son air renversant de bravoure !
Chez les Caelifères qui en sont pourvus, les tympans sont idéalement placés, de part et d’autre de l’abdomen, sur le premier tergite abdominal juste au-dessus de l’articulation du fémur postérieur.
Toujours riche d’enseignements, l’observation naturaliste subodore ici qu’il nous faut garder, au cas où, « une oreille sous le coude » !
En ce mois d’octobre 2022, l’été n’en finit pas de durer avec des températures hors normes pour la saison et une sécheresse inquiétante.
La faible hygrométrie a peut-être retardé de plusieurs semaines l’éclosion des œufs des criquets apparaissant en été, et décalé d’autant les nombreux stades larvaires nécessaires au développement complet de l’orthoptère, c’est-à-dire au moment où l’adulte est en capacité de se reproduire.
Ceci dit une deuxième génération a pu avoir lieu, tout simplement, à la faveur de la météo clémente.
Toujours est-il que plusieurs espèces de criquets (mélodieux, duettistes, noirs ébènes) auront chanté jusqu’à ce jour du 7 novembre, -certains le font encore pour peu que les températures soient suffisantes-, comme aux plus beaux jours.
Les criquets étant des espèces thermophiles, il est nécessaire que la température ambiante soit d’environ une vingtaine de degrés pour qu’ils aient l’énergie suffisante pour chanter. Or, la stridulation dit de cour est, -in fine-, est une invite à l’accouplement. Une fois les œufs inséminés, la femelle pond par le truchement de son oviscapte. Et pour ce qui concerne, notre dernière observation d’une ponte de criquet (mélodieux ou duettiste) date de mi-octobre. Elle eut lieu directement en terre.
La plupart des chantres des champs mourront avant la fin de l’année, puisque tel est leur destin ultime ; tandis que, dans les climats doux, certains adultes subsisteront tout l’hiver avant de se reproduire au printemps suivant.
En attendant, admirons le défilé automnal des quelques insouciants encore en vie et très en verve sonore : « pour l’amour, toujours ! »
A tout seigneur, tout honneur, en dépit de sa relative petite taille, environ 15mm pour le mâle, -la femelle étant à ce sujet plus à son avantage-, (omocestus rufipes), alias le criquet « noir ébène » est l’un des acridiens, parmi les plus communs en France – de type euryèce c’est-à-dire s’accommodant de toute sorte de milieux, à végétation rase le plus souvent, pourvu qu’ils soient secs.
Un vert lumineux à rouge orangé à son extrémité éclaire le dessous de l’abdomen du mâle, mais c’est surtout son aspect globalement sombre, y compris à l’apex des ailes, ainsi que les pattes rougeoyantes qui attirent de prime abord l’œil de l’observateur ravi.
D’autres particularités ne manquent pas de susciter l’attention de ce dernier : les deux sexes présentent des genoux postérieurs également très foncés, mais chez la femelle, hormis la taille, c’est la bande dorsale vert très vive, colorant notamment le pronotum, qui la distingue nettement du mâle. L’un et l’autre possédant d’élégantes palpes maxillaires noirs à bout blanc.
Les stridulations du criquet noir ébène varient en durée, selon qu’il se trouve en concurrence avec un autre mâle, ou si son chant s’adresse plus spécifiquement à la femelle, auquel cas, la phrase chantée sera plus longue jusqu’à une dizaine de secondes.
221022 deux mâles de criquets noirs ébènes près d’une femelle, criquets duettistes le Puech Cantal –
Dans l’enregistrement ci-dessus, deux mâles sont côte à côte et à proximité d’une femelle qui ne « bronche pas ». L’un comme l’autre, voulant avoir voix au chapitre, se répondent à tour de rôle… On remarquera que leurs battements sonores sont relativement brefs, avec de plus longues pauses entre chacun d’entre eux. C’est à se demander qui de l’un qui de l’autre va dégainer le premier !
Des criquets duettistes, en arrière plan, complètent la palette sonore.
La séquence suivante met à nouveau en valeur les mêmes mâles ; mais la femelle, lassée des beaux discours des deux prétendants ex aequo, s’envole rapidement. Dépités, ces derniers, un instant, circonspects, feront de même.
Un criquet duettiste, s’étant approché (à 0’15) entonne un chant d’appel typique de l’espèce.
221022 deux mâles criquets noirs ébènes, chant d’appel d’un criquet duettiste le Puech Cantal –
221022 criquets noirs ébènes, différentes stridulations longues, brèves, criquets duettistes Le Puech Cantal –
Parmi les nombreux « râpeurs champêtres », égayant cette fin d’automne, on remarque le criquet duettiste (chorthippus brunneus brunneus) dont la particularité artistique est, comme son nom l’indique, de striduler en duo.
Ce chant de rivalité « pacifique », c’est-à-dire qui n’occasionne pas de règlement de compte, oppose deux mâles, l’un répondant à l’autre en alternance. Comme chez d’autres espèces animales socialement évoluées, il est fréquent que le mâle propose mais que la femelle dispose en derniers recours…
181022 criquets duettistes chant en duo Le Puech Cantal –
A l’instar de nombreux criquets chanteurs, le criquet duettiste mâle émet plusieurs types de stridulations répondant à plusieurs fonctions. Le plus courant est une stridulation brève, dite chant d’appel qui lui permet de se signaler ; il s’adresse autant aux congénères mâles que femelles.
181022 criquet duettiste chant d’appel Le Puech Cantal –
Le chant est le plus sûr moyen d’identifier le criquet duettiste au milieu des autres, en particulier le chant en duo.
Cependant, d’autres critères morphologiques aident à sa détermination. Le mâle se distingue par des antennes relativement longues et surtout par des élytres enfumés, étroits dépassant assez nettement les genoux postérieurs. La taille 14-18 mm et l’allure générale, plutôt svelte, complètent sa reconnaissance.
En revanche, l’identification à vue de la femelle est sujet à caution ; peu de choses, en effet, distingue celle-ci d’autres femelles criquets, du criquet mélodieux (chorthippus biguttulus biguttulus) par exemple.
Le mâle de ce dernier, d’une taille similaire à celle du duettiste avec lequel il partage les mêmes biotopes, est reconnaissable au champ costal élargi de ses élytres
Mais surtout, son chant est très caractéristique : l’ensemble de sa stridulation est composé de plusieurs motifs, le plus souvent 3, mais parfois 4 ou seulement 2.
L’onde de forme ci-dessous montre une stridulation triple durant 10 secondes : le premier motif est toujours le plus long ; ici, il dure un peu plus de trois secondes, tandis que les deux suivants approchent les deux secondes.
Chaque motif, sorte de saccade au profil nerveux, séparé d’une pause de durée variable (une à deux secondes environ) est « joué crescendo c’est-à-dire dont l’intensité va croissant.
Généralement, le mâle de criquet mélodieux, ayant fort à faire, se déplace « à pattes » entre chacune de ses stridulations dont la gamme de fréquences est similaire à celle de son alter ego duettiste.
Est-ce en raison de ses qualités de marcheur émérite, qu’on le dit ubiquiste, tantôt là, tantôt ici ? Non pas ! On le qualifie ainsi en raison de sa capacité étendue d’adaptation biocénotique.
18102 criquet mélodieux stridulation typique formée de trois motifs Le Puech Cantal –
061022 criquet mélodieux se déplaçant avant de striduler à nouveau, réponse d’un autre le Puech Cantal –
En cette fin d’automne, il nous est impossible de ne pas évoquer un criquet ou plutôt, s’agissant de sa dénomination féminine, une criquette, aux belles mensurations d’ailleurs ( en moyenne 22mm pour le mâle, 28mm pour la femelle).
L’aïolope automnale (aïolopus strepens), puisqu’il s’agit d’elle, porte bien son nom tant sa phénologie est tardive mais aussi parce que ses pattes postérieures sont bigarrées.
En grec, aïolos signifie panaché et podos, pied ! Cette particularité concerne plus précisément les fémurs postérieurs côté interne.
Ses élytres sombres portent deux tâches claires qui tranchent avec la couleur générale des ailes.
Malheureusement, ne lui connaissant pas de stridulation, il nous faut nous contenter seulement du fort crépitement produit lorsqu’elle s’envole. D’où le qualificatif de bruyant : du latin strepens.
Il faut la suivre, alors, du regard avec attention, non seulement parce qu’elle fait apparaître ses ailes bleuâtres, mais aussi pour ne pas la perdre de vue. En effet, fuyant l’importun, son vol peut l’emporter, dans une direction impromptue, à plus de 7 ou 8 mètres…
Denis Wagenmann , Le Puech le 20 11 2022