« Une Couronne pour deux Rois »

L’histoire du monde, à travers les siècles, fut foulée par le passage retentissant de monarques plus sanguinaires les uns que les autres et plus déterminés que jamais à étendre leur royaume par-delà les frontières et les océans ; qu’ils vinssent de Macédoine, de Rome, d’Asie centrale ou d’autres contrées, ils mirent à genoux les peuples qu’ils vassalisèrent, sans se douter qu’ils allaient participer, à l’essor et au croisement de cultures millénaires, fût-ce au prix d’incalculables souffrances.
Leur unique rêve : conquérir le monde, non sans avoir au passage piétiné les droits coutumiers, asservi la justice et les croyances pour établir sans partage leur trône égotique au firmament !
Il en est un pourtant, des plus singuliers, tel un monarque parmi les monarques, huppé qui plus est, à avoir imposé son règne au plus haut du ciel sans avoir asséné un seul coup d’épée ou tiré le moindre coup de canon.
Il est le plus couronné d’entre tous, car le seul à avoir jeté les bases d’un empire pacifié, empreint de légèreté et d’une efficiente discrétion ; des qualités qui sont la marque des plus grands.
Buffon en son temps adouba son titre royal, car disait-il « la nature lui avait donné une couronne ».
En des temps plus anciens encore, Pline avait consacré le roitelet huppé, puisqu’il s’agit de lui en langage vernaculaire, en le nommant le roi des rois. Regulus regulus en latin.

Au XVIIIè siècle, Linné, tout à sa gloire, éleva à son tour au rang le plus haut le plus petit passereau d’Europe.
On peut se demander quelle est la justification majeure de sa célébrité, au détriment d’ailleurs de son confrère, le roitelet à triple bandeau (regulus ignicapilla littéralement à tête de feu »).

Les frères Grimm, dans l’un de leurs contes merveilleux, reconnaissant que les oiseaux avaient tout comme les hommes, un langage, leur conférèrent le droit d’élire un roi, parce qu’écrivirent-ils -, « les oiseaux ne voulaient plus vivre sans maître » !
Voilà bien un paradoxe que la modernité n’a toujours pas fini d’élucider : au pays des libertés, les présidents démocratiquement élus n’ont-ils pas, les uns après les autres, succombé peu ou prou à l’exercice d’un pouvoir aux relents monarchiques ?
La réponse étant peut-être dans la question : qui, en effet, peut espérer être libre sans qu’il pense par lui-même ? Faut-il encore et toujours sans remettre dans les décisions de sa vie à quelque intelligence générative ou au premier « qui la ramène », aussi promettant soit-il ?
Les frères Grimm l’avaient bien compris : des siècles de domination ont soumis les esprits courbés à vouloir un maître, un contre-maître, un chef, un sous-chef, lequel ne va pas sans son sous-fifre comme si un fifre ne suffisait déjà pas.
Qui n’a jamais eu affaire à un supérieur hiérarchique ne sait pas la chance qu’il a eu ! On peut juste se demander quel cerveau a pu imaginer l’affreux binôme dont d’analyse sémantique ne souffre d’aucune équivoque. Sachez pour vous en prémunir, aussi monstrueux soit-il qu’un casse-pied n’est rien sans un souffre-douleur ! Malheur au récalcitrant qui ose remettre en question la décision du guide suprême !
Les êtres humains choisissent leurs suppôts par bassesse ou ignorance, par idolâtrie ou fainéantise, et aussi hélas par crainte ; car penser demande un certain effort, qui a le caractère de l’intransigeance, mais c’est le doux prix à payer pour délier les nœuds gordiens de l’esclavage mental.
Dans l’histoire des frères Grimm, l’apparente faiblesse du roitelet n’est pas un obstacle, tout au contraire, c’est même peut-être elle qui fait sa force.
Tout naturaliste sait que la nature, chez ses sujets, a développé des stratégies d’adaptation aux contraintes environnementales les plus sévères. Les infatigables roitelets doivent leur survie au fait qu’ils occupent une niche écologique sans concurrence, la strate supérieure forestière, qui leur permet d’assurer leur subsistance.
Leur petitesse les sauve du prédateur, si ce n’est peut-être des serres de la chevêchette-, et les conduit dans leur quête de nourriture dans des endroits inaccessibles aux autres oiseaux. Le danger majeur qui menace son habitat est la coupe rase inconsidérée. Mais ce que les roitelets redoutent par-dessus tout, c’est l’œuvre du froid qui décime leur population, quand de longues nuits par trop basses températures stupéfient les arbres dans un écrin de glace…

Lorsqu’il parcourt les frondaisons de ses forêts palatales, inspectant dans sa magnanimité légendaire qui chaque aiguille, qui chaque brindille, le roitelet fait montre d’un empressement à nul autre pareil.
Etre ainsi attentionné à chacune des parcelles de son territoire arboré, est la preuve d’un souverain soucieux d’être au plus près de ses administrés, auxquels il prélève, il faut bien vivre, quelques menus tributs. Parmi les mets au menu du roitelet qu’il soit huppé ou à triple bandeau, on relève toutes sortes d’insectes ailés, plus minuscules les uns que les autres, qu’il capture dans les ramilles une à une explorées.

Il a établi son royaume dans les conifères, les sapins et épicéas ayant sa préférence- ; sans cependant mépriser les feuillus, en particulier l’hiver où on le voit s’activer sans compter, allant jusqu’à s’abaisser au sol, à la recherche de larves et autres avortons. La chasse aux œufs d’insectes est son sport préféré : glanée sous les feuilles ou dans le plus impénétrable des recoins, la récolte lui octroie l’apport d’énergie contenue dans le vitellus (réserve de substances nutritives contenue dans l’œuf).
Jamais le roitelet ne défraie la chronique, car il ne lui viendrait en aucun cas l’idée de se mettre en avant ! L’épervier le dédaigne, préférant d’autres mets plus en chair, et l’aigle dupé, dans le conte, le protège sous son aile, sans même sans apercevoir.
Mais ce qui est rare, n’en soufflez-pas un mot-, c’est que jamais, oh ! grand jamais, dans les arcanes du pouvoir, il n’oserait plumer l’un de ses sujets.
N’est pas là une grande réforme que de laisser les plus petits prospérer et de permettre aux besogneux d’accéder à la plus belle des richesses, celle que confère la liberté de l’air ?
Qui plus est, notre roi qui, faut-il le préciser-, ne demandait aucun honneur, est musicien à ses heures et, en bon souverain éclairé, promeut la création artistique à l’autel de la nature, son théâtre. Sans le vexer, son chant émeut plus qu’il n’impressionne son auditoire. Normal : dans l’intimité du feuillage, il préfère le friselis à peine audible, aux éclats de voix bavardes. Sa modeste strophe formée d’une seule note répétée, telle une lente ondulation, titille le haut du spectre. Elle n’est pas d’allure pressée, se concluant juste par une petite ritournelle comme une décoration baroque. Cela suffit à notre bonheur et sans doute à celui de sa reine. Pour « l’amour de sa (courte) vie », que ne ferait-il pas ? Le temps peut bien filer, à l’émotion qui l’ébranle, le roitelet ne se refuse ! Y a -t-il offrande plus belle que « d’ouvrir son coeur à sa voix, comme s’ouvrent les fleurs aux baisers de l’aurore » ? Ah que ne donnerions-nous pas, dans le secret couvert des ramilles, pour assister aux noces édéniques du couple royal ?
Les cris de communication des plus petits oiseaux d’Europe, de contact ou d’appel se perdent dans le murmure d’une brise ; et il faut être attentif et tendre l’oreille pour percevoir leur présence.
Il leur arrive parfois, et il faut quelque chance pour surprendre leurs échanges, de dialoguer avec plus de force qu’à l’accoutumée, qu’il s’agisse d’une conversation dans l’intimité du couple, quand le mâle paradant exhibe sa huppe enflammée ou lors d’une rencontre inopinée avec un roitelet triple bandeau.

