Intervalles poétiques

« Vois, le soir est descendu sur la plage et dans la défaillante lumière l’oiseau de lumière revole vers son nid. N’est-il pas temps de lever l’ancre ? Que notre barque avec la dernière lueur du couchant s’évanouisse enfin dans la nuit. » Rabindranath Tagore : « L’Offrande lyrique », traduction Hélène du Pasquier éditions Gallimard.

Les lais de mer

Il nous plaît ici de chanter les étendues terrestres que la mer a délaissées au fil du temps, non sans avoir déposé au passage moult alluvions, et qu’on appelle les lais de mer. Des polders naturels en quelque sorte, alimentés par des canaux d’eau douce. Traversés de sinueux sentiers, parfois très étroits, ils bordent le trait de côte atlantique de certaines régions de la douce France.


Lais et relais forment une entité géographique complexe, mouvante par définition et donc quelque peu difficile à cerner, car intimement liée au mouvement des marées. Les premiers seraient des terres formées par les dépôts plus ou moins anciens d’alluvions et que ne recouvrent plus les flots ; les relais quant à eux, désigneraient des terres émergées après que la mer à marée haute ait accumulé des dépôts de sable et de vase formant des digues naturelles.
Quant à l’estran, c’est la partie du rivage que met à découvert la marée basse lors de son reflux, après avoir abandonné sa laisse aux oiseaux du littoral, laridés et limicoles, auxquels se joignent les ramasseurs de coquillages. Imaginez une baronne se délestant de son collier de perles et de sa bague sertie d’ambre, il n’y aurait qu’à se baisser et remplir ses poches trouées avant d’embarquer titubant sur un bateau ivre de richesse.

Quelle sottise ! Regardez l’océan, il se s’embarrasse pas de breloques dorées, au contraire, son credo : ne rien posséder qui entraverait l’essor de son royaume gargantuesque ; par les forces conjuguées du soleil et de la lune, il avale goulûment sans faillir le rivage, le malaxe dans un fracas assourdissant, le retourne en tout sens puis, enfin rassasié, se retire à regret en laissant sur le sable qui bulle ses détritus nacrés.

L’écosystème concernant le littoral, en particulier des pertuis charentais, affiche de nombreux aspects qu’on ne saurait appréhender en quelques lignes. Les vasières et les dunes en sont de magnifiques exemples : elles offrent au naturaliste et à l’amoureux de ces paysages de quoi satisfaire leur soif de connaissance et de beauté.

Le cordon dunaire, situé à la limite des hautes marées est d’origine éolienne ; sa flore typique, tel que le panicaut de mer aux inflorescences bleues et aux feuilles épineuses à l’aspect de chardon, participe au maintien de la dune.
Réserve naturelle de Moeze-Oleron, juillet 2024
Le panicaut de mer (Eryngium maritimum) est classé dans la famille des ombellifères.

D’une toute autre signification, le lai désigne un poème lyrique ou narratif composé par les trouvères au Moyen-âge. L’origine du mot proviendrait d’une glose irlandaise au XI ème siècle. Le terme lui-même désignerait le chant du merle. Dès lors, il n’y a plus qu’un pas pour faire le lien entre le nom de l’oiseau sans doute le plus populaire, et celui du magicien des légendes Arthuriennes, le bien nommé Merlin l’enchanteur.

Puissent donc nos lais de mer ne point être « descordant », mais bien au contraire lais « en fas, dous et accordant » (lai d’Yseut). 

De Saint Froult à Port-les-Barques, en pays charentais

« Le soir s’annonçait, délesté du poids du jour, lorsque nous vîmes le sable se couvrir d’or. Il suffisait de poser le regard pour que l’iris s’emplit de pépites encore suintantes. L’écume jaillissait généreuse. A chaque passage de ses bourrelets un paysage étincelant naissait, puis le land art s’effaçait en un instant. A moins que l’inverse se fut agi. Tout changeait dans l’éternel recommencement. Un cycle finissait à peine qu’un autre commençait.

Nous étions l’horizon lointain ; le proche avait le teint de l’éloignement soudain. Le temps d’avant, oublieux de son passé, était celui qui revenait. L’onde de vie rejoignait celle de mort, dans un aller-retour de la permanence des jours et des nuits. Que venions-nous chercher là, à fouler cette plage lisse, si finement concassée ? D’autres coquilles vides de toutes sortes viendraient former le sable du nouveau monde d’après. Il suffisait d’attendre la prochaine laisse de mer et son tribut macabre.

Mouette rieuse dans le couchant Port des Barques le 24 juillet 2024, 21h42

Dans le sillage des mouettes rieuses, le soleil se coucha rituellement. Avec déférence. Sans mot dire. Sans répliquer au fracas du ressac. Il goûta à l’étreinte des vagues affamées. Son visage se déforma : des faisceaux de lumière iodée peignirent amoureusement le dormant du ciel. Alors, nous aperçûmes son double crépusculaire, en train de déployer son ombre immense, faite d’un mélange homogène d’air et de photons, l’ensemble savamment dosé se débattant au gré des flots ensanglantés. Puis, plus rien ou presque. Seuls, des traits irisés dans le lointain subsistèrent quelques instants. Le doute n’était plus permis : l’ailleurs avait levé l’ancre et ses lambeaux d’espoir s’effilochèrent un à un jusqu’à disparaître.

L’île Madame et son fort.

 Délicieusement, notre corps s’abandonnait sans contrainte à l’emprise de la marée descendante.  Qui sait mourir à ce qui a été, renaît dans l’effervescence d’un jour nouveau.

Quant aux petits poissons aux reflets moirés, ils pourraient sortir de leur cachette, le temps d’une récréation.

Des cabanes de pêcheur, plantées de pilotis sur la grève, attendraient patiemment son inexorable retour. Leurs filets relevés, certains encore ouverts, pendaient à l’air libre. Leurs propriétaires espéraient-ils happer les derniers fastes au déclin du jour ? Les poètes, habiles guérisseurs des maux de l’âme, subtilisent bien quelques étoiles au firmament. Leurs vers idiosyncratiques pourfendent la pensée conformiste ; ils sont tout autant un rempart contre les assauts répétés de pelleteuses arrogantes. Le productivisme effréné n’a que faire, en effet, des lais de mer ou du chant des trouvères. D’un côté, des barges à queue noire dans nos yeux admiratifs, de l’autre, d’impitoyables mâchoires plus acérées qu’un éperon de granit.

Troupe de barges à queue noire survolant au crépuscule la presqu’île de Port-des-Barques.

Barge à queue noire.

C’est un choix de société, mais chacun peut décider de quel avenir il rêve pour ses enfants et pour lui-même, en tout cas tant qu’il y aura possibilité de le faire dans un état démocratique dont il faut réinventer le fonctionnement autant que la manière de le constituer. Si l’on veut se préserver du déni qui le menace aujourd’hui plus que jamais.

La flotte des carrelets résistera t’elle au déclin de l’astre du jour ?

 Nous nous souvenons du marin disparu, sacrifice humain sur l’autel du devoir. Son âme gonfle les vagues de sanglots retenus. Quand bien même l’attente de son hypothétique retour serait insupportable, le sommeil embrumé arriverait enfin, et avec lui sa délivrance ; il est le remède du lâcher-prise. C’est du temps gagné involontairement sur la mort clinique. Scientifiquement prouvée. Mais celui que l’on a toujours aimé, dans la tempête, emporté, peut-il, à jamais disparaître ? Paroles insensées !  Le souvenir des contours de son visage émacié peut, avec les ans, s’éroder. Mais, pour la mémoire des profondeurs océanes, sa respiration houleuse fait partie intégrante du cycle des marées. N’entendez-vous donc pas, remontant des abysses, sa voix ancestrale murmurer ?

Nous-mêmes sommes en sursis permanent : il y a toujours une lame de fond, un peu plus hargneuse, à laquelle on ne s’attend pas, prête à briser à force de boutoir, l’étrave de notre frêle coque.

Fort heureusement, nous allions retrouver nos idées noires se déhanchant telles des laminaires folles ; elles seules ont la courtoisie de vous accompagner jusqu’au déboire de la nuit, fidèlement.

L’inéluctable est sans impatience. Il renaît toujours ruisselant de sueur à l’aube qui chante.

Denis Wagenmann, le Puech le 28 septembre 2024

mouettes rieuses
« Les dé-lais-sés », hommage aux marins et migrants disparus en mer, impro sur peaux et marée haute (St Froult); (à écouter de préférence au casque)
lagure ovale (lagurus ovalus) ou queue de lièvre (lagos), variété de graminée aux inflorescences ovoïdes, faisant partie des plantes caractéristiques des dunes fixées.
Les barges à queue noire fréquentent les vasières des estuaires de la Loire à la Gironde, où elles trouvent de quoi s’alimenter avec abondance, notamment des bivalves (limecola balthica), pendant leurs haltes migratoires.

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